12 – EN SUIVANT JOSÉPHINE
Les captifs s’étant fait reconnaître, on les avait relâchés.
Juve et Fandor s’étaient à peine éloignés de quelques mètres du commissariat de police que l’inspecteur de la Sûreté, dans un geste familier, prenait le bras du journaliste.
— Dépêchons-nous ! dit-il... cette sotte arrestation nous a fait perdre des heures précieuses...
— Hélas !... répondit Fandor, nous devons remercier le ciel de nous être tirés à si bon compte d’une expédition dont nous pouvions fort bien ne pas revenir...
— L’aventure nous coûte cher, riposta Juve. Nous y avons compromis notre honneur de policiers...
— Notre honneur ?... quel grand mot !...
— Un mot exact, Fandor !... nous venons d’être joués, nous avons été pris, bêtement, dans un piège qu’avec un peu de réflexion nous aurions dû éviter... j’imaginais qu’en allant dès hier soir chez le docteur Chaleck nous allions surprendre ce bandit... c’était avoir de lui une mauvaise opinion ! fonder sur sa bêtise !... le surprendre ! ouiche ! il nous attendait...
Comme ils arrivaient rue Saint-Lazare, le policier avisa un marchand de vins dont la boutique de modeste apparence était complètement déserte :
— Entrons ! dit-il, le déjeuner qu’on nous a servi au poste était hygiénique mais insuffisant. Je meurs de faim... les jours qui viennent vont être rudes, prenons des forces !...
Les deux hommes s’attablèrent dans le fond du débit, face à la porte, le dos à la muraille :
— D’ici, nous verrons tous ceux qui entreront, remarqua Juve...
Et, satisfait de sa position stratégique, il frappa du poing sur la table, commanda du jambon, du pain, une bouteille de vin bouché.
De bon appétit, Fandor attaqua en silence ce repas improvisé. Il savait, pour l’avoir maintes fois constaté, que Juve n’aimait pas à être questionné, surtout lorsqu’il avait passé à côté d’un triomphe prévu. Le policier, d’ailleurs, gardait un visage sévère et renfrogné et peu soucieux de reprendre la conversation...
Pourtant, alors que Juve commandait du fromage, ajoutant à l’adresse de Fandor :
— Avec cela, nous pourrons attendre l’heure d’un meilleur dîner...
Le journaliste hasarda une question :
— Dites-moi, où croyez-vous que peut être Chaleck ?... il n’a pas dû retourner à Lariboisière ?...
— Naïf ! fit-il. Évidemment ! Chaleck n’est pas retourné à l’hôpital... te dire où il est... c’est plus difficile... L’essentiel c’est qu’il soit quelque part. D’ailleurs, j’ai mon plan. Allons ! à ta santé !
Fandor choqua son verre contre celui de l’inspecteur, assez surpris de la jovialité de Juve.
— Vous avez un plan, Juve ? Lequel ?...
Mais le policier, de la main, faisait signe au journaliste qu’il ne pouvait lui répondre. Le patron du mastroquet – un gros homme apoplectique, orné du classique tablier bleu à bavette, en manche de chemise, bien que la température fût fraîche, venait de saisir dans ses bras musculeux le tabouret de son comptoir, et grimpé dessus, allumait l’unique bec de gaz éclairant la boutique. Aussi bien, cinq heures venaient de sonner et si, dans la rue il faisait encore grand jour, l’arrière-magasin s’enténébrait.
À peine le patron était-il redescendu de son escabeau et avait-il repris sa place derrière son comptoir de zinc sur lequel il s’appuyait de ses deux poings, attendant les consommateurs qui ne pouvaient manquer d’affluer au moment de l’apéritif, que Juve, d’un geste large, repoussait devant lui son couvert.
— Tu me demandes mon plan, Fandor ? hum !... à vrai dire ce n’est pas un plan : Joséphine est la maîtresse du Loupart, le Loupart connaît le docteur Chaleck, c’est chez le docteur Chaleck que l’assassinat s’est commis, chez lui encore que l’on a voulu nous ensevelir... Mais Chaleck est en fuite, le Loupart est disparu... Nous savons en revanche où est Joséphine... C’est par elle logiquement que nous devons tenter de retrouver les personnages qui nous intéressent.
— Vous avez raison, il faut donc que nous surveillions Joséphine, que nous organisions une véritable souricière ?
— Oui, malheureusement tu oublies une chose, c’est que Joséphine est à l’hôpital et que ni le Loupart, ni le docteur Chaleck n’oseront l’y relancer...
— D’accord, mais Joséphine sortira de Lariboisière ?...
— C’est ce que je voulais te faire dire ! Vois-tu, mon cher Fandor, tant que Joséphine sera en traitement à Lariboisière, nous ne gagnerons rien à la surveiller, mais dès qu’elle en sera partie, nous ne devrons plus la perdre de vue...
— Et quand croyez-vous qu’elle en sortira ? Le directeur de Lariboisière ne vous a-t-il rien dit à ce sujet ?
Juve, sans répondre, tapait du poing sur la table :
— Patron ! appela-t-il, donnez-moi de quoi écrire, et préparez l’addition...
Quand après cinq ou six essais infructueux, Juve se fut convaincu qu’il était impossible d’écrire avec la plume du restaurateur et qu’il devait se contenter d’un modeste crayon, il consentit à expliquer à Fandor le point exact où il estimait que leur enquête en était arrivée :
— Je ne crois pas, déclara-t-il, que Joséphine soit encore pour longtemps à Lariboisière. Cette fille-là, pour moi, a parfaitement dû comprendre pourquoi son amant avait voulu se débarrasser d’elle... et dans le secret de sa conscience il y a gros à parier qu’elle ne lui en veut pas... Se doute-t-elle même que c’est le docteur Chaleck qui a fait feu sur elle ? C’est peu probable !... Elle connaît le Loupart, le sait capable de toutes les audaces, dans son esprit simpliste, elle doit croire que c’est lui qui est venu à Lariboisière... qu’il a voulu se venger d’elle... et je mettrais ma main à couper qu’elle n’a, à l’heure actuelle, qu’un seul désir, quitter Lariboisière, et...
— ... Et retourner se justifier aux yeux du Loupart de sa trahison ? N’est-ce pas ? continua Fandor...
— C’est cela même !... Par conséquent, voici ce que nous allons faire. Je dois, tu le penses bien, aller immédiatement à la Préfecture expliquer mon absence, raconter les derniers événements à mes chefs, mettre M. Havard, enfin, complètement au courant de cette aventure... Toi, pendant ce temps, tu vas te rendre à Lariboisière, voici un mot qui t’accrédite auprès du directeur, il se mettra à ta disposition. Arrange-toi pour voir Joséphine, pour t’assurer qu’elle n’a pas quitté l’hôpital... surveille-la... et puis, attends-moi, dans deux heures, au plus tard, je t’aurai rejoint...
— Très bien, Juve, dit Fandor, vous pouvez compter sur moi ! Joséphine ne m’échappera pas... À tout à l’heure...
Le journaliste déjà s’apprêtait à partir, Juve le rappela :
— Attends ! Encore un mot... Si jamais, pour une raison ou pour une autre, tu te trouvais obligé de quitter Lariboisière, si tu avais besoin de me donner un rendez-vous, télégraphie-moi, ou fais-moi télégraphier à la Sûreté, bureau 44, sous mon nom... Je m’arrangerai pour que ces dépêches-là puissent toujours me parvenir... même demain dimanche.
Un quart d’heure après, Jérôme Fandor tournait la rue Ambroise-Paré, lorsque soudain, croisant une passante, il eut un haut-le-corps...
— Oh ! oh !... fit-il, voilà qui dépasse toutes nos prévisions !...
Sans changer quoi que ce soit à son allure, il avançait de quelques pas encore, puis, estimant qu’il n’avait pas été remarqué, il pivota sur lui-même, rebroussa chemin et longuement examina la femme qui venait de le dépasser...
— Ah çà ! mais je ne rêve pas ! pensait-il ; il n’y a pas le moindre doute à avoir...
La passante longeait le boulevard de la Chapelle, direction du boulevard Barbès...
Derrière elle, Fandor continuait à marcher...
***
Lorsque six heures avaient sonné à la grande horloge qui orne la façade principale des bâtiments de Lariboisière, il y avait eu dans les différents services de l’hôpital le même va-et-vient qu’à l’ordinaire, les mêmes allées et venues d’infirmiers ou d’infirmières, achevant les préparatifs de la nuit.
Les malades venaient de terminer le dîner, servi à 5 h 1/2, on entendait encore au lointain des couloirs le roulement sourd des chariots qui, aux heures des repas, traversent les salles, chargés de vaisselle, chargés de bouteilles, de fioles...
Dans le service du docteur Patel, l’interne achevait la visite réglementaire qu’il effectuait chaque soir. À certaines malades, il faisait de longues recommandations, à d’autres, qui n’avaient point besoin de ses soins, il se contentait d’adresser un bonjour amical.
— Eh bien, ça a marché l’appétit ?... Tâchez de dormir, ma petite ! Vous verrez, demain matin vous serez tout à fait guérie...
La visite touchait à sa fin. L’interne arrivait au dernier lit :
— Alors, dit-il à la jeune femme qui l’occupait et qui, assise, semblait fort peu disposée à se coucher. Alors ?... vous voulez partir ?
— Oui, monsieur le docteur...
— Vous n’êtes donc pas bien ici ?...
— Si, monsieur le docteur, mais...
— Mais quoi ?... Vous avez toujours peur ?
— Oh non !...
La malade avait dit ces derniers mots sur un tel ton d’assurance que l’interne ne put s’empêcher de sourire.
— Savez-vous, remarqua-t-il, qu’à votre place, je serais moins rassuré, moi ?... Qu’allez-vous faire ?... Où pensez-vous aller en sortant d’ici ? Voyons, vous ne voulez pas passer encore la nuit, vous êtes toujours très faible, vous partiriez demain matin, après la visite, à onze heures ?... Ce serait plus raisonnable.
— Je veux m’en aller, monsieur...
Résigné et subitement indifférent, l’interne répliquait :
— C’est bien ! On va vous donner votre exeat.
Il fit signe à l’infirmière-chef qui l’accompagnait... Après tout, que lui importait ?...
L’interne éloigné, la jeune femme rapidement sautait du lit et commençait à s’habiller :
— Non, mais pensez-vous que je vais rester une minute de plus ici maintenant que je suis rétablie ?...
— On vous attend ?
— On m’attend... je suppose !... Le Loupart ne doit pas être content que je ne sois pas encore revenue.
— C’est chez lui que vous retournez ?
— Dame !...
— Eh bien, moi, disait-elle, à votre place j’aurais une sacrée frousse, rien qu’à l’idée de le voir, cet homme-là...
« Savez-vous que vous avez eu une fière chance de ne pas être tuée par lui ? et quand il va vous tenir, tout à l’heure...
— Ma petite, vous ne savez pas ce que vous dites... sûr que si le Loupart ne m’a pas tuée, c’est qu’il ne l’a pas voulu !... C’est un tireur, allez ! Il fait toujours les meilleurs cartons à la foire !... Aussi, je ne me fais pas de bile... s’il ne m’a pas troué la peau, c’est que ça ne lui a pas plu... et puis, il avait peut-être ses raisons pour ne pas vouloir que je reste ici, je ne connais pas ses affaires, moi...
Joséphine cependant achevait de s’habiller, une infirmière lui ayant rapporté les vêtements qu’elle avait en entrant à l’hôpital.
Ah ! elle était joliment contente de quitter l’hôpital, la jeune femme, et c’était en chantonnant qu’elle descendait le grand escalier, traversait la cour, gagnait la loge du concierge :
— Je m’en vais, cria-t-elle au brave homme en lui tendant son exeat, je m’en vais ! merci !... mais sans au revoir ! je ne tiens pas à revenir dans votre hôtel...
— Ouais !... on connaît ça ! pas moyen de vous tenir les convalescentes, surtout le samedi soir... toujours la bombe à faire pour finir la semaine.
Dans la rue, Joséphine marcha rapidement. Elle avait consulté du regard la pendule d’une station de voitures et sans doute s’était trouvée en retard...
***
L’heure du dîner approchant, l’heure de l’apéritif étant passée, les populeuses rues du quartier de la Chapelle présentaient leur maximum d’animation. Les usines avaient depuis longtemps libéré ouvriers et ouvrières, les cafés renvoyaient les consommateurs... C’était sur les trottoirs la cohue du monde des travailleurs regagnant leur logis, se hâtant vers le dîner familial.
À supposer qu’elle se retourne, pensa Fandor, toujours à la poursuite de la passante qu’il avait reconnue rue Ambroise-Paré, à supposer qu’elle se retourne, c’est bien de la déveine si dans toute cette foule elle m’aperçoit et me remarque... D’ailleurs, moi, je la connais, et elle ne m’a jamais vu.
Rassuré par cette observation, le journaliste, d’assez près, marchait sur les traces de Joséphine.
— Les boulevards extérieurs, puis le boulevard Barbès... Allons, pas de doute, elle va chez elle, rue de la Goutte-d’Or...
Joséphine, quelques minutes après, atteignait, en effet, sa maison. Elle souhaita, au passage, un bonjour rapide à la concierge, et Fandor qui, à petits pas dont il calculait sagement l’allure, arrivait à la hauteur de la porte d’entrée, put sans en avoir l’air constater qu’elle s’engageait dans l’escalier...
— Très bien ! voici l’oiseau rentré au nid, il s’agit de ne point perdre de vue les visites qu’elle va recevoir...
Face à la porte de Joséphine, un marchand de vins tenait boutique. Fandor y entra :
— De quoi écrire ?... commanda-t-il.
— Je vais, avait pensé le journaliste, envoyer une lettre à Juve. Le premier cocher de fiacre venu se chargera de la porter à la Préfecture... dans trois quarts d’heure au plus tard nous organisons la souricière.
Fandor en était au quatrième feuillet de sa lettre et s’occupait, à tout hasard, dans le désir de documenter parfaitement Juve, à dresser un plan détaillé des lieux, indiquant les boutiques voisines, les débits de toute nature qui pouvaient servir au policier pour cacher ses agents... quand, ayant levé la tête, il tressaillit violemment.
— Sapristi ! murmura-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ?
Il jeta sur la table une pièce blanche dont il n’attendit pas la monnaie, sortit précipitamment de la boutique sans même remarquer l’ahurissement du patron de l’établissement stupéfié d’une pareille générosité. Rasant les murs, Fandor redescendit vers le boulevard Barbès...
— Elle est méconnaissable... mais c’est bien elle !...
L’un suivant l’autre, ils arrivèrent au métro.
— Où peut-elle aller ?... Elle prend un ticket de 1re classe... bigre ! aurait-elle rendez-vous avec Chaleck ?... Non ! Je dis des absurdités !... Et pourtant ?...
Il prit, lui aussi, un billet derrière la jeune femme, arriva sur le quai de la station.
— Je vais où elle va ! pensa-t-il... Mais où diable allons-nous ?...
***
La maîtresse de Loupart incarnait exactement le type gracieux de la Parisienne. Si elle était fort jolie dans ses simples et modestes vêtements d’ouvrière, elle portait à merveille la toilette et ne semblait nullement gênée par des atours qui cependant ne lui étaient point familiers. Elle avait mis, ce soir-là, un grand chapeau à plumes qui ombrageait sa chevelure brune, rendait plus profonds ses yeux, faisait ressortir le délicat ovale de son visage. Un tailleur bleu marine, sobre, mais de coupe parfaite, la moulait, elle était chaussée de petits souliers à hauts talons, qui mettaient en valeur la finesse de son pied... Et nul n’aurait pu reconnaître en l’élégante qui descendait du métro à la station de la gare de Lyon, la brunisseuse qui, quelque temps auparavant, avait quitté l’hôpital Lariboisière.
Éternelle grâce féminine ! distinction toute spéciale des ouvrières de Paris, les seules femmes qui puissent en une minute changer complètement d’aspect, aussi jolies en midinettes qu’en grandes dames !...
Joséphine avait à peine fait quelques pas sur la grande place qui sépare le boulevard Diderot de la gare de Lyon qu’un jeune homme, de mise assez sobre, s’avança vers elle :
— On peut vous dire deux mots ?... Ne refusez pas...
— Mais, monsieur...
— Deux mots, mademoiselle ! deux mots nécessaires...
Joséphine semblait hésiter :
— Parlez, dit-elle enfin, s’arrêtant sur le bord du trottoir...
— Oh ! pas ici, vous accepterez bien quelque chose.
— Si vous voulez !...
Le couple se dirigea vers une brasserie, sans remarquer qu’un passant entrait derrière eux...
Jérôme Fandor gagna l’intérieur de l’établissement, trouvant moyen de surveiller, dans une glace, nos deux interlocuteurs...
— Ah çà ! pensait le journaliste, quel est cet individu ?... serait-ce un émissaire du Loupart, alors ?... pourtant elle ne semblait point le connaître !... Tiens !... tiens !...
Jérôme Fandor se leva, paya, quitta la brasserie...
La précipitation du journaliste était compréhensible. Alors que le garçon apportait deux madères à la table où avaient pris place Joséphine et son compagnon, la jeune femme soudain s’était levée et haussant les épaules, sans prendre congé, se dirigeait vers la gare...
Jérôme Fandor, par une savante manœuvre, s’arrangea pour passer devant la terrasse, il entendit le garçon de café plaisanter avec le consommateur abandonné :
— Pas commode, la petite dame... hein ?
— Non, pas commode !... elle m’a plaqué... Dommage ! c’était un gentil chopin...
— Parfait, pensait Fandor. Joséphine a accepté la consommation offerte par cet imbécile, parce qu’elle croyait que c’était un envoyé du Loupart ou d’un autre. Éclairée sur ses véritables intentions, elle l’a quitté brusquement...
Pistant la jeune femme, Jérôme Fandor, cinquante mètres derrière elle et se dissimulant à l’abri des files de voitures chargées de malles, qui montaient la rampe conduisant au quai de départ de la gare de Lyon, ne doutait plus qu’il allait assister à une rencontre intéressante...
Joséphine pourtant ne paraissait point pressée. À diverses reprises, elle avait consulté la grande horloge lumineuse et, chaque fois, avait encore ralenti son allure.
La jeune femme examinait les journaux illustrés pendus aux vitrines des kiosques-libraires, gagna enfin la guérite où se tient l’employé qui délivre les billets de quai, prit un ticket et s’approcha du quai, allant s’asseoir sur l’un des bancs placés au bas de l’escalier qui monte au centre du hall, vers les salons du buffet.
Derrière elle, Jérôme Fandor prenait, lui aussi, un billet.
— Où diable vais-je me mettre pour la voir sans être vu ?... ah ! une idée ! montons sur l’escalier ! je serai au-dessus d’elle, j’entendrai peut-être ce qu’elle dira... et, si elle cause avec quelqu’un, jamais elle ne pensera à lever la tête...
Jérôme Fandor dépassa Joséphine en se cachant derrière un chariot chargé de malles. Il atteignit l’escalier, monta, s’accouda à la balustrade :
— J’attends quelqu’un, dit-il au garçon du buffet qui s’empressait à lui indiquer la salle intérieure.
Et pour avoir la paix, il commanda un café.
Il y avait à peine cinq minutes que Jérôme Fandor avait atteint son poste d’observation lorsqu’un individu de piètre mine s’approcha de la jeune femme qui se levait et engageait avec lui une assez vive conversation :
— Évidemment, se dit Fandor, voici l’individu. qu’elle attendait. Il a l’allure d’un de ces pauvres bougres qui courent derrière les voitures pour décharger les malles... bien, je comprends que celui-ci soit des amis du Loupart ! mais pourquoi, si c’est lui que Joséphine allait voir, a-t-elle pris la peine de faire toilette ?...
L’homme que Fandor ne perdait point de vue venait de tirer de sa poche un carnet crasseux. Il le feuilleta, en sortit un papier qu’il remit à Joséphine et celle-ci prestement le fit disparaître dans son sac.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? voilà que ce pauvre hère avait des billets de première classe dans sa poche ?... Ah çà ! mais Joséphine partait donc en voyage ?... Où allait-elle ?... Pourquoi cet individu lui remettait-il un billet ?...
L’homme indiquait du doigt un train où déjà les voyageurs prenaient place...
— Le train de Marseille ? bigre de bigre ! le Loupart aurait donc quitté Paris ?... Ah ! j’en aurai le cœur net...
Jérôme Fandor appela :
— Chasseur !
— Monsieur ?...
— Allez immédiatement me prendre un billet de première classe, destination Marseille... voici de l’argent... vous viendrez me l’apporter, à l’entrée du quai... où je vais vous attendre... compris ? n’est-ce pas ? Ah... Il y a un bureau de télégraphe ici ? pas loin ?...
— Au quai d’arrivée, monsieur...
— Eh bien, je vous donnerai une dépêche à porter !... allez ! revenez vite !...
L’interlocuteur de Joséphine venait de s’éloigner et la jeune femme après avoir fait, à un kiosque voisin, provision de journaux illustrés, s’engageait sur le trottoir au bord duquel stationnait le rapide de Marseille...
— J’ai dix minutes devant moi, pensait Fandor qui s’assura du compartiment où la jeune femme prenait place.
Contre un wagon il appuya son carnet de notes et griffonna en hâte une dépêche :
« Juve, préfecture de police, bureau 44.
« Ai rencontré Joséphine, l’ai filée. Elle part première classe, par train de Marseille. Je ne sais où elle doit s’arrêter. Ai pris billet, je monte derrière elle, je vous télégraphierai dès qu’il y aura du nouveau. Amitiés.
Fandor. »